Abidjan, 22 août 2025 (AIP)- À la veille du lancement de sa caravane dénommée “Route de la paix” à Toumodi, le réalisateur ivoirien Charles Kouakou confie à l’AIP la genèse de son film “Toukpê”. Né d’un choc face aux violences intercommunautaires, le film se veut un remède cinématographique pour rappeler le pouvoir pacificateur des alliances ancestrales. Plus qu’une fiction, c’est un plaidoyer vibrant pour la réappropriation des valeurs culturelles et le rejet de la manipulation, dont le message résonne avec une brûlante actualité à l’approche de l’élection. Interview
AIP: D’où est venue l’idée initiale de faire un film sur le pacte de non-agression ? Était-ce une histoire familiale, une passion personnelle pour l’histoire ?
Charles Kouakou: L’idée est née de l’expérience. En tant que Baoulé, je connais mes alliés traditionnels. J’ai aussi eu la chance de travailler pendant 15 ans avec un proche collaborateur, Yacouba.
Au fil de nos missions, nous avons constaté la force persistante de ces alliances. Malheureusement, nous avons aussi vu que beaucoup les avaient mises de côté, commettant parfois l’irréparable. Voir des Sénoufo verser le sang des Yacoubas, des Baoulés s’attaquer à des Abrons – leurs alliés – nous a profondément choqués.
Nous nous sommes dit qu’il fallait leur expliquer, leur rappeler que certaines choses sont interdites. Ces alliances, scellées par nos ancêtres, existent toujours, même si les codes pour les décoder ont été perdus. Le film est un moyen de les raviver.
Quel travail de recherche a été nécessaire avant d’écrire le scénario ? Avez-vous consulté des historiens, des anthropologues ou des gardiens de la tradition ?
Nous n’avons pas fait un documentaire, mais une fiction inspirée de scènes de vie réelles que nous avons vécues ou observées. Des situations qui, grâce aux alliances, ont pu se résoudre pacifiquement plutôt que par la violence. Néanmoins, nous nous sommes enrichis lors de la première édition du festival N’zrama, qui avait un volet consacré aux alliances.
Les panels et les débats nous ont beaucoup appris. Faire un documentaire complet aurait été trop complexe – la Côte d’Ivoire compte une soixantaine d’ethnies, chacune avec son histoire d’alliances. C’était impossible à résumer en une heure. Nous avons donc choisi la fiction, à travers des scènes parlantes, pour évoquer le sujet.
Quel a été le plus grand défi pour transformer ce fait culturel en une narration cinématographique ?
Curieusement, le défi n’a pas été majeur. Nous connaissions déjà la puissance narrative de ces alliances. Lors de l’écriture du scénario, nous avions une idée très précise des acteurs. En tant que propriétaire de la maison de production Yatigué, je connaissais le talent de notre troupe et les émotions que chacun pouvait apporter. Le scénario a été taillé sur mesure pour eux.
Le seul défi logistique était de tourner à l’hôpital pour certaines scènes, mais nous avons obtenu les autorisations nécessaires. Globalement, ce fut un processus fluide et passionnant.
En quoi cette histoire d’alliances et de paix résonne-t-elle avec le monde d’aujourd’hui, notamment avec les défis actuels en Afrique et ailleurs ?
Le monde moderne, avec internet et les réseaux sociaux, nous envahit d’influences extérieures. La grande question est, qu’est-ce que cela nous apporte vraiment ? Notre esprit est comme un sol. Si on n’y sème rien, les mauvaises herbes pousseront, ou d’autres viendront y planter ce qu’ils veulent.
Aujourd’hui, nous avons délaissé nos valeurs culturelles pour adopter ce qui vient d’ailleurs, sans réaliser que cela ne nous correspond pas toujours. Il est crucial de valoriser notre culture, qui est aussi une source d’enrichissement.
Regardez les femmes du gouvernement en tenues traditionnelles en pagne – n’est-ce pas beau ? Si tous les fonctionnaires portaient le pagne ne serait-ce qu’une fois par semaine, imaginez l’impact économique pour nos artisans ! Le Burkina Faso l’a bien compris sous Sankara. Le “Toukpê” est un pilier de cette tradition qui peut nous permettre de mieux vivre ensemble.
Comment avez-vous travaillé avec les acteurs pour incarner des personnages dans un contexte culturel si spécifique ? Avez-vous fait appel à des coaches ?
Le vrai défi était linguistique. Nous n’avons pas d’acteurs maîtrisant toutes les langues locales, donc le film est en français.
Comme je le disais, nous avons écrit pour des acteurs que nous connaissions bien.
Nous savions qu’ils avaient la capacité émotionnelle de porter ces rôles. Nous avons même adapté le scénario à leur style de jeu. Cela a grandement facilité le processus. Produire un film est souvent coûteux.
Quelles ont été les difficultés de financement ? Avez-vous reçu un soutien institutionnel ?
Ce n’est pas un film à grand budget, mais un film contemporain sur des situations actuelles. Nous avons eu le soutien crucial du District autonome des Lacs, car la ministre-gouverneure, Dr. Raymonde Goudou Coffie croit au pouvoir pacificateur des alliances. Le ministère de la Culture et de la Francophonie nous a également accompagnés. Ce soutien a été déterminant.
Comment le film a été accueilli par le public lors de ses premières projections ?
Lors de l’avant-première, la salle était pleine à 90% – ce qui est rare aujourd’hui. Huit ministres étaient présents, ainsi que le président de la Chambre des rois et chefs traditionnels, qui avait pourtant déjà vu le film en privé.
La reine-mère de la CEDEAO et de nombreux chefs traditionnels étaient aussi là. L’invitation sur le plateau de TV5 Monde pour en parler confirme son bon accueil. Le public est impatient de le découvrir.
Pensez-vous que le film peut servir d’outil pédagogique pour les jeunes générations ?
Absolument. Lors de l’avant-première, deux jeunes cadres de 40 ans m’ont appelé pour me demander : “Sommes-nous alliés aux Agnis ?”. À 40 ans, ils l’ignorent ! Comment un jeune de 16 ans le saurait-il ?
Cette méconnaissance fait perdre des opportunités et peut conduire à des drames. Le film est un prétexte pour rappeler ces règles qui s’imposent à nous. Un Dida qui verse le sang d’un Abidji paiera, qu’il le sache ou non. Mieux vaut instruire que de laisser les gens payer pour ignorance.
Envisagez-vous d’autres projets (films, séries) autour d’histoires ou figures historiques similaires ?
“Toukpê” n’est qu’un début. Notre souhait est que des réalisateurs ivoiriens puissent créer des documentaires pour expliquer en détail chaque alliance, car le sujet est vaste. De notre côté, nous travaillons sur un projet passionnant : l’histoire de Monseigneur René Kouassi, le premier prêtre ivoirien. Comment a-t-il surmonté les malédictions et les rejets pour devenir prêtre ? C’est une histoire méconnue que nous voulons porter à l’écran pour inspirer les Ivoiriens.
Que représente “Toukpê” dans votre parcours de réalisateur-producteur ?
Nous sommes venus au cinéma car c’est un outil puissant pour façonner les mentalités. “Toukpê” vise à raviver les alliances. Un autre film, “Le Bac” (sur le système éducatif), est prêt à sortir. Nous utilisons le cinéma pour questionner la société et éduquer.
A l’approche de l’élection présidentielle, comment comptez-vous valoriser “Toukpê” pour promouvoir une élection apaisée ?
Ce film n’a pas été fait pour les élections, mais son message est universel. Ne vous laissez pas manipuler par des politiciens pour des intérêts qui ne sont pas les vôtres. Si vous commettez un acte contre un allié, vous en paierez le prix, pendant ou après les élections.
Une scène du film montre un politicien armant mystiquement des jeunes, jusqu’à ce qu’il réalise que ses adversaires sont ses alliés. Il les somme alors d’aller se battre… dans les urnes. Le vrai combat politique est là, arguments contre arguments, programmes contre programmes.
Les politiciens se connaissent, leurs enfants jouent ensemble. Ce sont souvent les populations qui souffrent. J’espère que les jeunes ne se feront plus manipuler.
Quel est votre vœu le plus cher pour ce film ? Que doit retenir le spectateur en quittant la salle ?
Mon vœu est que tous les Ivoiriens voient ce film. Comme disait le premier président, “la religion des Ivoiriens, c’est la paix”. Sans paix, pas de développement. Les alliances sont des instruments de paix.
J’espère qu’en sortant de la salle, les spectateurs comprendront que nous sommes tous frères et que nous devons nous tenir la main pour développer notre pays ensemble.
Que nous réserve la caravane “Route de la paix par les alliances” dont le lancement est prévu le dimanche 24 août 2025 à Toumodi ?
Oui, nous lançons le 24 août 2025, la “Route de la paix par les alliances” : des projections publiques et gratuites. Nous démarrerons à Toumodi, dans la région des Lacs, en présence des différents peuples. Chacun expliquera ses alliances, nous raviverons ces liens, puis nous projetterons le film et prendrons l’engagement solennel de ne plus jamais faire de mal à nos alliés. Ensuite, la caravane ira à Dimbokro, Daoukro, etc. Nous espérons que des cadres et personnalités soutiendront cette initiative pour qu’elle parcoure tout le pays.
Votre mot de fin
J’aimerais ajouter ceci: les Ivoiriens doivent s’aimer. Nous ne pouvons-nous développer que si nous nous connaissons, si nous nous aimons et si nous travaillons main dans la main. C’est le message ultime de “Toukpê”.
(AIP)
bsb/cmas

