Abidjan, 06 oct 2025 (AIP) – La Côte d’Ivoire, longtemps reconnue pour la richesse de son couvert forestier, fait aujourd’hui face à un défi majeur : concilier développement économique et préservation de son patrimoine naturel. Alors que le changement climatique accentue la pression sur les écosystèmes, le pays s’illustre par une initiative novatrice : transformer la protection des forêts en véritable levier de développement durable.
Sous la tutelle du ministère de l’Environnement, du Développement durable et de la Transition écologique, le projet de Paiement des réductions d’émissions autour du Parc national de Taï (PRE) se positionne comme un modèle de réussite. Grâce à ce mécanisme, la Côte d’Ivoire est devenue le premier pays africain à exécuter intégralement un contrat d’achat de réductions d’émissions carbone avec la Banque mondiale, mobilisant près de 50 millions de dollars US au profit des communautés locales.
Pour mieux comprendre cette démarche innovante, ses retombées concrètes sur les populations et ses perspectives pour une Côte d’Ivoire plus verte et durable, nous recevons aujourd’hui M. Éric Konan, coordonnateur du projet PRE. Avec lui, nous parlerons de la dynamique enclenchée autour de la préservation du Parc national de Taï, de la mobilisation des acteurs locaux et de la manière dont la Côte d’Ivoire transforme le carbone en opportunités économiques et sociales pour ses citoyens.
Cette interview intervient à l’approche de la 30ᵉ Conférence internationale des parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP30), prévue en novembre prochain au Brésil.
Agence ivoirienne de presse (AIP): Quelles menaces le changement climatique fait-il peser sur la Côte d’Ivoire ?
Eric Konan (EK) : Le changement climatique affecte de nombreux secteurs en Côte d’Ivoire, notamment la santé, les ressources en eau et l’agriculture. Ce dernier secteur, qui emploie près de 40 % de la population active et fait vivre environ deux tiers de la population, est particulièrement vulnérable aux variations climatiques. La modification des régimes hydriques liée au climat menace directement la production agricole et, par conséquent, la position de la Côte d’Ivoire comme leader en matière de production. Selon le dernier rapport Climat et développement de la Banque mondiale, les pertes économiques pourraient atteindre plus d’un milliard de dollars et représenter jusqu’à 13 % du PIB à l’horizon 2050.
AIP: Où en est la reconstitution du couvert forestier ?
EK: La Côte d’Ivoire a connu une déforestation massive, passant de 16 millions d’hectares de forêts au début des années 1960 à moins de 3 millions aujourd’hui. Face à ce constat, plusieurs réformes et initiatives ont été engagées par le Gouvernement, avec un objectif clair : restaurer progressivement le couvert forestier. La Côte d’Ivoire vise à accroître la superficie forestière pour atteindre les 20 % à l’horizon 2045. Des projets structurants, comme le Programme d’investissement forestier (PIF) financé par la Banque mondiale, prévoient de reboiser près de 320 000 hectares. Les efforts sont considérables, mais l’évaluation réelle des résultats ne pourra se mesurer que sur la durée.
AIP: Quelles actions le ministère de l’environnement mène-t-il contre la déforestation ?
EK: Le ministère de l’Environnement, du Développement durable et de la Transition écologique agit en synergie avec plusieurs institutions nationales. L’Office ivoirien des parcs et réserves (OIPR), sous-tutelle dudit ministère assure la gestion et la protection des aires protégées du pays. Parallèlement, des actions conjointes sont menées avec les ministères des Eaux et Forêts et du ministère de l’Agriculture, notamment à travers le mécanisme REDD+. Ce dernier a permis la mise en place de projets phares tels que :
- Le Projet d’investissement forestier (PIF) qui en est à sa deuxième phase ;
- Le projet de Paiement des réductions d’émissions autour du Parc national de Taï (PRE) ;
- Le projet Promouvoir une production de cacao sans déforestation pour réduire les émissions (PROMIRE).
AIP: Pouvez-vous présenter le projet PRE : objectif, zone, bénéficiaires ?
EK: Le projet de Paiement des réductions d’émissions autour du Parc National de Taï communément appelé PRE, est mis en œuvre par le ministère de l’Environnement, du Développement durable et de la Transition écologique, avec le soutien financier de la Banque mondiale.
Ce projet vise à capitaliser les investissements des phases antérieures du mécanisme REDD+, notamment les actions en faveur de la réduction de la déforestation et de la dégradation des forêts. Il vise à valoriser les efforts de réduction de la déforestation et d’augmentation des stocks de carbone à travers des activités de reboisement, d’agroforesterie et de conservation des forêts sur le marché du carbone et à redistribuer les revenus issus de la vente des crédits carbone entre les parties prenantes.
Le PRE intervient dans les cinq régions administratives autour du Parc national de Taï, notamment les régions de Cavally, Gbôklê, Guémon, Nawa et San-Pedro.
Ses bénéficiaires se répartissent en deux catégories :
- Les bénéficiaires directs, qui mènent concrètement ses activités sur le terrain (reboisement, agroforesterie et conservation des forêts) ;
- Les bénéficiaires indirects, qui regroupent les structures d’appui et d’encadrement permettant d’amplifier l’impact des actions menées;
- AIP : Quels résultats concrets le PRE a-t-il déjà apportés à ce jour ?
EK: À ce jour, la Côte d’Ivoire a mobilisé 50 millions de dollars US (environ 30 milliards de FCFA) grâce au PRE, devenant ainsi le premier pays africain et le deuxième au monde, après le Vietnam, à avoir intégralement exécuté un contrat d’achat de réductions d’émissions carbone avec le Fonds Carbone de la Banque mondiale. Depuis décembre 2024, plus de 11 000 bénéficiaires ont déjà perçu leurs paiements et les versements se poursuivent. Par ailleurs, un second Appel à manifestation d’intérêt (AMI) est en cours depuis le 22 juillet et clôturera au 22 octobre 2025.
AIP: Pourquoi lancer un second Appel à Manifestation d’Intérêt (AMI) ?
EK: Les AMI permettent d’identifier les bénéficiaires de chaque paiement reçu afin de les redistribuer à ceux-ci conformément au plan de partage des bénéfices. Le premier AMI a couvert les activités réalisées jusqu’au 31 décembre 2021. Le second AMI vise à recenser les actions menées entre le 1er janvier 2022 et le 31 décembre 2024. La possibilité est également donnée aux acteurs qui n’avaient pas pu s’inscrire au premier AMI, mais qui ont contribué durant cette période, de rejoindre le processus.
AIP: Quel bilan tirez-vous du premier AMI ?
EK: Le premier AMI a permis de tester et de valider le mécanisme de paiement par mobile money, un défi majeur compte tenu du grand nombre de bénéficiaires. Il a aussi révélé l’engagement fort des populations, qui ont effectivement perçu les financements. Enfin, ce processus a mis en lumière certains points d’amélioration qui sont intégrés dans le second AMI.
AIP: Quelle est la procédure d’enregistrement pour les bénéficiaires ?
EK: Deux options s’offrent aux bénéficiaires :
- Enregistrement en ligne via le site projetpre.ci, en renseignant les informations personnelles, les détails des activités réalisées, la géolocalisation de la parcelle et les coordonnées bancaires ou mobiles money pour la réception du paiement.
- Enregistrement auprès de nos partenaires locaux, tels que le ministère de l’Environnement, le ministère des Eaux et Forêts, l’ANADER, le Conseil du Café-Cacao, la SODEFOR, l’OIPR ou encore les conseils régionaux.
AIP: Quelles zones sont prioritaires pour ce second AMI ?
EK: Les zones ciblées sont identiques à celles du premier AMI, à savoir les cinq régions entourant le Parc National de Taï : Cavally, Gbôklè, Guémon, Nawa et San-Pedro.
AIP: Pourquoi le parc national de Taï ?
EK: Le Parc de Taï est le plus grand massif de forêt primaire de Côte d’Ivoire et de l’Afrique de l’Ouest. Il se trouve au cœur de la boucle du cacao, où les pratiques agricoles, souvent basées sur l’abattis-brûlis, exercent une forte pression sur les forêts.
Le choix de cette zone répond à la nécessité de protéger ce patrimoine naturel en menant des actions de protection à l’intérieur et autour du parc. Cela, en tenant compte du rôle que jouent les forêts dans le maintien de la fertilité des sols et donc de leur aptitude à produire du cacao, qu’il convient de préserver afin de conserver notre position de leader mondial.
Par ailleurs, cette zone concentre déjà de nombreuses initiatives de partenaires, notamment du secteur privé, engagés dans l’agroforesterie et le reboisement. Ces dynamiques locales constituent une opportunité pour fédérer les efforts et renforcer l’impact des actions menées en faveur de la préservation des forêts.
Au regard de tout ceci, le Parc de Taï et ses régions périphériques ont été identifiés comme zone prioritaire test pour la mise en œuvre d’un projet juridictionnel REDD+. Cette approche territoriale vise à combiner protection de la biodiversité, réduction des émissions de gaz à effet de serre et développement durable au profit des communautés locales.
Le projet mise ainsi sur le renforcement des actions d’agroforesterie, de reboisement et de conservation forestière, ainsi que sur la promotion d’Activités Génératrices de Revenus (AGR) pour réduire la pression sur le parc. L’objectif est double : démontrer que la préservation et la restauration des forêts constituent une alternative viable aux pratiques destructrices ; et faire en sorte que les revenus issus de la vente des crédits carbone bénéficient directement aux populations, en complément de leurs activités, comme une source tangible de revenus additionnels..
AIP: Quels bénéfices pour les familles et les villages inscrits ?
EK: Au niveau familial : les paiements contribuent à améliorer les revenus des exploitants, facilitant la prise en charge de dépenses essentielles et favorisant l’investissement dans d’autres activités économiques ;
- Au niveau communautaire : certains villages, via leurs forêts communautaires, investissent les fonds reçus dans des projets collectifs (aviculture, pisciculture, etc.), accompagnés par les structures partenaires afin de maximiser les bénéfices pour l’ensemble de la communauté.
- De plus, selon les témoignages de certains bénéficiaires pratiquant l’agroforesterie, par exemple, la présence des arbres forestiers dans leur parcelle a amélioré la résilience de leurs cacaoyères.
AIP: Quelles perspectives pour une Côte d’Ivoire verte et durable ?
EK: Au regard des résultats obtenus avec le PRE, les parties prenantes du projet ont manifesté leur intérêt de voir cette initiative se poursuivre afin de maintenir et consolider les acquis du projet, mais aussi et surtout, de répliquer ce type d’initiative dans d’autres régions du pays. L’ambition est claire : faire de la préservation et de la restauration des forêts un moteur de développement durable et inclusif pour l’ensemble des populations ivoiriennes.
(AIP)
zaar
Interview réalisée par Alain Zagadou