Lakota, 25 nov 2025 (AIP) – À Lakota, l’escargot dépasse le simple plaisir gustatif des tables ivoiriennes. De la cueillette en brousse aux étals des marchés, jusqu’aux cargaisons expédiées à Abidjan ou vers l’Europe, il fait vivre une véritable filière où s’activent chaque jour femmes, jeunes et commerçants. Mais, derrière cette richesse traditionnelle, un secteur d’activité en pleine effervescence affronte désormais des défis majeurs.
La collecte dans les villages
À Ligrohoin, dans la sous-préfecture de Lakota, Betho Adjoua Ruth, la trentaine, raconte les conditions dans lesquelles elle collecte les escargots en forêt. Assise sur un tabouret devant sa cuisine, elle explique qu’elle part régulièrement de nuit avec quatre de ses amies. Bottes aux pieds et paquetage sur le dos, composé d’un petit seau, de sachets plastiques et d’un sac, elles parcourent plusieurs kilomètres à travers la forêt.
Sur des sites choisis au hasard, dans une obscurité totale, elles s’activent à la lumière de torches pour ramasser les escargots qui sortent la nuit, surtout en période de pluie. Une fois le seau rempli, le contenu est transvasé dans un sachet plastique soigneusement attaché, puis rangé dans le sac porté au dos. Cette méthode permet d’éviter tout contact direct avec la bave des mollusques.
À Gagoré, chef-lieu de la sous-préfecture qui porte son nom, Alain Okou W, ramasseur d’escargots, témoigne. « En une nuit, avec un peu de chance, je peux collecter une centaine de mollusques. Mais il m’arrive aussi de rentrer à 5 h du matin avec moins d’une cinquantaine. »
Dans le village communal de Gbahiri, Sanogo Kassim, collégien de 17 ans, confie qu’il se rend en forêt avec ses camarades pour ramasser des escargots. Leur défi est de remplir à chaque sortie un sac de 25 kg.
Ainsi débute la filière de l’escargot, par le ramassage dans les champs et les forêts des villages et campements. Une activité pratiquée principalement par des jeunes et des femmes, qui y voient une opportunité de revenus en revendant leurs récoltes aux commerçantes venues de la ville.
Le système « Lôgôdougou » pour approvisionner les marchés

L’approvisionnement des marchés de Lakota repose sur un système ancien pratiqué dans toutes les régions de Côte d’Ivoire. Ce système appelé « Lôgôdougou » est un système de commerce itinérant féminin qui relie directement producteurs ruraux et marchés urbains, en assurant l’approvisionnement de la ville en vivriers, grâce à des circuits courts organisés par ces femmes. Les escargots qui garnissent les étals des marchés de la ville proviennent de ce circuit bien particulier, le système « Lôgôdougou ».
Issu de la langue Malinké, « lôgô » signifie marché et « dougou », intérieur des régions. Lôgôdougou, ce mode de commerce, est largement pratiqué par les femmes malinké, mais aussi par d’autres communautés. C’est ce mode de commerce qui constitue le deuxième maillon de la filière escargot.
Chaque semaine, ces commerçantes quittent la ville en début de semaine pour parcourir villages, campements et hameaux des sous-préfectures du département. Elles reviennent le vendredi soir, chargées de produits vivriers. L’escargot s’impose comme l’un des produits les plus demandés. Certaines de commerçantes en font leur spécialité, tandis que d’autres diversifient leurs achats avec la banane, le piment ou l’aubergine.
De retour en ville, elles exposent leurs escargots sur les marchés, en petits tas ou par sacs entiers, que les revendeuses locales achètent pour alimenter la demande urbaine.
Entre les villages de Kahioué et Ligrohoin, dans le canton Oparéko, nous avons rencontré, mercredi 17 novembre 2025, Diomandé Mariam qui illustre bien cette pratique. Assise au bord de la route, foulard noué sur la tête et cure-dent à la bouche, elle attend les paysans revenant du champ pour leur acheter un peu de tout, y compris des escargots.
Koffi Affoué Laeticia, la trentaine, rencontrée au petit marché du quartier Habitat de Lakota a raconté son expérience. Elle pratique le « lôgôdougou » depuis 2003.
« Je pars en brousse dès le jeudi et je reviens le samedi matin pour vendre mes escargots », a-t-elle confié. Elle propose également du piment, de la banane et des aubergines mais, elle reconnaît que l’escargot apporte une véritable plus-value à son commerce. N’empêche que comme toute activité, celle du commerce d’escargot a ses aléas.
« Il arrive que le véhicule bâché tombe en panne sur le chemin du retour. Alors, on dort sur la route avec nos marchandises, le temps que le chauffeur trouve une solution », raconte-t-elle en riant. La majorité de ses escargots provient de Niokoblognoa, dans la sous-préfecture de Niambézaria.
À côté de ces commerçantes itinérantes, certaines préfèrent traiter directement avec les ramasseurs et ramasseuses d’escargots dans les villages. Une fois leur stock constitué, ces derniers contactent les femmes de la ville, qui achètent en gros pour ravitailler les marchés.
Le commerce d’escargot dans la commune et les environs
Les habitants de la commune de Lakota s’approvisionnent en escargots au grand marché de Lakota, situé dans le quartier Commerce, ainsi qu’au petit marché, localisé au quartier Habitat. Une restauratrice, Agnimel Marthe, explique que l’escargot figure parmi ses plats phares. Il est préparé en sauce ou sauté.
« Je m’approvisionne en escargots cinq jours sur sept auprès des commerçantes du grand marché », confie-t-elle.
De son côté, Kouassi Annick Priscille, originaire du village d’Akabreboua et vendeuse détaillante d’escargots au grand marché, raconte qu’elle a commencé par la vente de la banane avant de se tourner vers l’escargot, une activité qu’elle juge “plus rentable”. Partie d’un seul sac, elle écoule aujourd’hui entre cinq et six sacs en l’espace de trois jours. Elle relève qu’en période de pénurie, elle se rend en brousse auprès de ses fournisseuses afin de reconstituer ses stocks.
Les deux principaux marchés ne sont pas les seuls lieux de vente d’escargots à Lakota. Plusieurs dizaines de commerçantes de vivriers proposent également cette ressource au grand carrefour de la ville. Elles sont installées sous deux préaux, construits en 2016 par la mairie, pour leur offrir de meilleures conditions de travail. Ces femmes exposent, en plus de divers produits vivriers, des escargots destinés aux voyageurs qui empruntent les axes Lakota-Gagnoa et Lakota-Divo.
Galé Mireille, mère célibataire de trois enfants, a suivi les pas de sa mère, autrefois vendeuse d’escargots au carrefour. Elle écoule sa marchandise auprès des voyageurs en véhicules particuliers ou dans les cars de transport qui marquent une escale sur ce site.
« Par moments, les voyageurs m’achètent tout mon stock », témoigne-t-elle.
De son côté, Liza Djoukou Adeline, une autre vendeuse, explique vendre des escargots au grand carrefour depuis près de 20 ans. Elle s’approvisionne au grand marché auprès des femmes venues de la brousse et souligne qu’en début de mois, la demande est particulièrement forte.
Le commerce de ce mollusque ne se limite pas à la ville. Des marchés improvisés jalonnent les villages situés le long des axes Lakota-Gagnoa et Lakota-Divo. À Grand Déboua, nous avons rencontré, jeudi 20 novembre 2025, Tohouri Opli Noëlle, originaire de Gnagbodougnoa. Âgée d’une quarantaine d’années et mère de six enfants, elle estime que la vente d’escargots en bordure de route est plus rentable. Sa sœur, Dakouri Nadège, qui propose aux voyageurs, en plus des escargots, divers produits vivriers, partage le même avis.
Des prix élevés et une clientèle souvent mécontente
Dans la commune de Lakota, les prix des escargots varient sensiblement selon les points de vente. Sur les marchés principaux, les commerçantes proposent des tarifs plus accessibles que ceux pratiqués au grand carrefour par les vendeuses des préaux, ou encore dans les villages situés le long de l’axe routier national.
À Grand Déboua, Bawa Odette, une revendeuse au détail, explique que les femmes du « lôgôdougou » leur livrent les escargots à des prix élevés, ce qui les contraint à revendre cher, afin de dégager une marge de bénéfice.
« Souvent nos clients se plaignent beaucoup des prix, mais ce n’est pas de notre faute », de défend-t-elle.
Un voyageur, Ladji Traoré, de passage à Lakota à destination d’Abidjan, vendredi 21 novembre, a profité d’une escale pour acheter quelques escargots. Son colis en main, il dénonce le prix élevé des mollusques. « J’ai dépensé 15 000 francs pour une dizaine de gros escargots. À mon sens, ces prix sont trop élevés. »
Entre Abidjan et l’Europe, un marché en expansion
La filière de commercialisation de l’escargot dépasse largement les marchés de la commune de Lakota. Une part importante de la production est expédiée à Abidjan sous forme de commandes. Kouassi Annick Priscille, vendeuse au grand marché, explique qu’en plus de ses ventes locales, elle reçoit régulièrement des sollicitations de clientes installées dans la capitale économique.
« Lorsque je reçois leurs commandes, je conditionne les escargots dans des sacs que j’expédie par les compagnies de transport desservant Abidjan », confie-t-elle.
Au grand carrefour, Galé Mireille confirme également expédier des colis à des femmes avec qui elle entretient un contact permanent. Mais la filière ne s’arrête pas là. L’escargot de Lakota franchit aussi les frontières pour rejoindre l’Europe, via un réseau animé par Kouakou Ahou. Cette dernière consacre ses journées à parcourir les marchés de la commune pour constituer de grands stocks destinés à Abidjan, avant leur acheminement pour l’exportation.
Elle a rapporté que sa mère gère une petite unité spécialisée dans le tri, le dé-coquillage et le lavage des mollusques, qui constituent les étapes préalables à l’expédition par conteneur. « Chaque jour que Dieu fait, je sors sur les marchés pour chercher des escargots. Si je n’en trouve pas à Lakota, je vais en brousse, afin de satisfaire mes commandes », explique-t-elle.
Des enjeux environnementaux et économiques autour de la filière escargot
La filière escargot à Lakota ne se résume pas seulement à une activité commerciale florissante. Elle soulève également des enjeux environnementaux et économiques qui interpellent.
Dans le département, la forte demande en escargots entraîne une collecte massive dans les marchés et la brousse, fragilisant la reproduction naturelle de ces mollusques pourtant essentiels à l’équilibre écologique, notamment par leur rôle dans la fertilisation des sols.
Betho Adjoua Ruth, ramasseuse dans le village de Ligrohoin, témoigne de la disparition progressive de la ressource.
« Les escargots sont de moins en moins visibles dans les champs », explique-t-elle, soulignant que les femmes doivent désormais passer plus de temps en forêt et parcourir de longues distances pour en trouver. Bally Azié Armand, président des jeunes de cette localité située à 18 km de Lakota, attribue cette baisse au défrichage abusif des forêts.
Le constat est partagé par les autorités forestières. Le chef de cantonnement (CC) des Eaux et Forêts de Lakota, le colonel Traoré Mamadou, alerte sur les conséquences durables de cette raréfaction pour les écosystèmes locaux. Son collègue, le lieutenant Comoé Kouadio George, pointe quant à lui l’usage intensif de pesticides et fongicides dans les cacaoyères, responsables de la pollution des sols et de l’eau, de la destruction de la biodiversité et de la perturbation des chaînes alimentaires.
Très sensibles à ces produits chimiques, les escargots subissent des intoxications, une baisse de reproduction et une perte d’habitat. Selon les spécialistes de l’environnement, tout cela fragilise leurs rôles de décomposeurs de la nature et de ressource alimentaire pour d’autres espèces. Cette diminution affecte directement les communautés locales qui dépendent de l’escargot pour leur alimentation et leurs revenus.
Face à la diminution inquiétante des escargots sauvages, le directeur départemental des Ressources animales et halieutiques, Kouakou Adjoumani, appelle à promouvoir la culture de l’escargot, soutenant que l’héliciculture est une solution viable. Selon lui, l’élevage d’escargots est une réponse à la forte demande tout en offrant une alternative économique aux familles et en préservant la biodiversité. Il insiste sur l’importance d’adopter des pratiques de gestion durable, telles que la sélection d’espèces locales adaptées, l’utilisation de déchets agricoles pour l’alimentation, l’aménagement écologique des enclos et la formation des éleveurs. Ces mesures, souligne-t-il, permettraient de générer des revenus, de renforcer la sécurité alimentaire et de réduire la pression sur les populations naturelles, contribuant ainsi à un développement harmonieux sur les plans économique, social et environnemental.
Sur le plan économique, l’escargot constitue une véritable source de revenus pour de nombreuses femmes commerçantes de Lakota. La filière s’étend des marchés villageois jusqu’à Abidjan, et parfois même vers l’Europe, créant une chaîne de valeur qui dépasse les frontières locales. Les commerçantes d’escargots font face à des pertes importantes liées à la mortalité de leurs produits pendant le transport vers les centres urbains.
En effet, les escargots, souvent conditionnés dans des sacs fermés pour faciliter la manutention, ne supportent pas la chaleur intense qui s’accumule à l’intérieur de ces emballages. Privés d’aération et exposés à des températures élevées, ils meurent en grand nombre avant même d’arriver à destination, réduisant considérablement la quantité livrée et donc les revenus des vendeuses. Ce phénomène fragilise toute la chaîne commerciale, car il entraîne non seulement une baisse de l’offre sur les marchés, mais aussi une augmentation des coûts pour les commerçantes qui doivent compenser ces pertes.
Les prix, jugés élevés par certains consommateurs, traduisent également la difficulté des vendeuses à équilibrer leurs marges face aux coûts d’approvisionnement. Mais au-delà des plaintes, l’escargot reste un produit prisé, porteur d’opportunités économiques. Sa commercialisation contribue à l’autonomisation des femmes et à l’animation des marchés, tout en ouvrant des perspectives d’exportation.
Protéger l’escargot pour préserver l’économie locale
L’escargot de Lakota apparaît bien plus qu’un simple produit de consommation. Il incarne à la fois une ressource fragile, un patrimoine naturel et un pilier économique pour des familles entières. Dans les foyers, il nourrit les traditions culinaires et rappelle l’attachement des habitants à leur environnement. Entre les mains des commerçantes, il devient source de revenus, vecteur de dynamisme local et symbole de résilience face aux difficultés économiques. Mais derrière cette vitalité se cache une inquiétude : la surexploitation, les méthodes de transport précaires et l’absence de systèmes de conservation adaptés menacent la durabilité de la filière.
L’avenir de ce petit mollusque dépend donc de la capacité collective à inventer des pratiques respectueuses de l’environnement, conciliant savoir-faire ancestral et innovations modernes. La pérennité de l’escargot de Lakota repose sur un équilibre délicat : protéger pour mieux valoriser, afin que cette richesse naturelle continue non seulement de nourrir les foyers et d’animer l’économie locale, mais aussi de transmettre aux générations futures l’image d’une région capable de préserver ses richesses socioéconomiques et culturelles, tout en les intégrant dans une dynamique de développement durable.
(AIP)
ob/jmk/fmo
Un reportage de Ouattara Banafani,
Correspondant de l’AIP à Lakota