Côte d’Ivoire-AIP/ Fraude à l’électricité à Abidjan: la lumière volée des quartiers oubliés (Reportage)
Par ADRIENNE EHOUMAN / 12 octobre 2025 à 20:05 / il y a 2 heures / Temps de lecture : 10 minAbidjan, oct 2025 (AIP)- Dans certains quartiers précaires d’Abidjan, la lumière brille souvent sans compteur. Fils électriques accrochés aux poteaux, branchements improvisés et câbles suspendus sur les toits témoignent encore d’un phénomène qui, malgré la vigilance de la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE), n’a pas totalement disparu : la fraude à l’électricité.
Une pratique devenue banale pour certains, mais qui coûte chaque année à l’État plus de 40 milliards de francs CFA et met en péril la sécurité des populations.

La débrouille électrique dans les quartiers précaires
À Yopougon, E.B. vit depuis près de neuf ans dans une zone d’extension communément appelée Doukouré côté Selmer, épargnée par les récentes démolitions. Là-bas, les branchements clandestins font partie du quotidien.
« Chez nous, on n’a pas de compteur. Le courant vient d’un monsieur. Il a fait l’abonnement ailleurs et nous le ramène ici. On paie 2000 francs par mois. Ce n’est pas gratuit, mais ce n’est pas la CIE non plus », confie-t-il, esquissant un sourire gêné.
Dans les ruelles, les fils pendent d’un poteau, serpentent sur les toits en tôle et se faufilent dans les maisons. Ici, le courant ne se paie pas à la CIE. Il s’achète au voisin ou à « l’homme du courant », un fournisseur de fortune devenu indispensable à des familles entières.
Lorsque les équipes de la Compagnie ivoirienne d’électricité arrivent pour des contrôles, la panique s’installe. « On éteint tout. Parce que si la CIE te voit avec le courant sans compteur, c’est un problème », ajoute-t-il, fataliste.
À Yopougon-Niangon, non loin du terminus 27, T.Y. décrit un autre système bien rôdé. « Notre fournisseur a un compteur. Il alimente plusieurs maisons depuis sa cour. La nuit, il débranche du compteur et branche directement sur le poteau pour que son compteur ne tourne plus. Au petit matin, il remet tout en ordre », explique-t-il.
Dans ce quartier surnommé Kpimbly, le courant s’achète à la tête du client. « Moi, j’ai un fer, une télé, un frigo et un ventilo. Il m’avait demandé 5000 francs, j’ai négocié à 3000. Chacun se débrouille selon ses moyens », raconte-t-il.
Plus ingénieux encore, J.B., ancien habitant de Wassakara, reconnaît avoir longtemps manipulé son compteur. Il en a tiré une leçon amère. « On prenait la phase pour faire neutre. En combinant le neutre avec la prise de terre, le compteur ne tourne plus. Je payais 5000 francs tous les deux mois, même avec la climatisation et le frigo », avoue-t-il.
Mais un jour, la supercherie a été découverte. « Les agents de la CIE ont un appareil qui détecte les pertes d’énergie. Ils ont su que j’avais trafiqué le système. J’ai payé une amende, et depuis, j’ai arrêté », admet-il, avant de conclure : « ce que je faisais, c’est comme voler. On sait que ce n’est pas bien, mais on le fait pour vivre au-dessus de ses moyens. Je crois qu’il faut apprendre à vivre selon ce qu’on a. »
À Gbinta, toujours à Yopougon, Oli, la quarantaine, se souvient d’une époque où les branchements parallèles faisaient partie du décor. « Chez nous, on fonctionne maintenant avec des compteurs à carte. Avant, on faisait beaucoup les branchements parallèles, mais avec les descentes inopinées des agents de la CIE, les choses ont baissé. On n’en trouve presque plus », explique-t-il.
Selon lui, la peur du contrôle a calmé les ardeurs. « Avant-hier, le 6 octobre, les agents ont encore fait une descente dans le quartier. Aujourd’hui, tout le monde se méfie. Les gens préfèrent payer leur carte que de risquer une amende ou la prison », ajoute-t-il.
Les compteurs prépayés ont, selon lui, transformé les habitudes notamment, moins de disputes, moins de coupures improvisées et surtout, moins de dangers liés aux montages artisanaux.
À Cocody, le décor est différent, mais la fraude existe aussi, de manière plus discrète et parfois plus technique.
A.S., habitant des 2-Plateaux Bleu Marine, n’a jamais été témoin direct d’une manipulation, mais il en entend parler. « Je ne connais pas personnellement quelqu’un qui fait le trafic de courant, mais j’ai déjà entendu dire que ça se pratique ici. Ce serait surtout l’affaire de petites entreprises, notamment des imprimeries de quartier », confie-t-il.
Selon lui, certaines structures cherchent à réduire leurs factures d’électricité en trafiquant leurs branchements, une méthode risquée et illégale. « La fraude a quand même baissé avec l’avènement des compteurs à carte. C’est plus simple, plus juste. On paie ce qu’on consomme », observe-t-il.
Derrière ces gestes en apparence anodins, les conséquences sont lourdes.
Selon la sous-directrice des Relations extérieures et de la Sensibilisation au département Lutte contre la fraude de la CIE, Kané Kéïfa, la fraude cause à l’État plus de 40 milliards de Francs CFA de pertes par an. Ces pratiques fragilisent le réseau, entraînent des pannes à répétition, des incendies et parfois des électrocutions mortelles.

La riposte de la CIE : éthique, technologie et répression
Face à ce phénomène, la CIE déploie une politique de tolérance zéro, articulée autour de la sensibilisation, de la détection et de la répression. « La fraude à l’électricité est un délit grave. Elle est punie par la loi n°2014-132 du 24 mars 2014 portant Code de l’électricité, qui prévoit jusqu’à cinq ans de prison et 100 millions de francs CFA d’amende », rappelle Mme Kané Keïfa.
Sur le terrain, des équipes spécialisées contrôlent régulièrement les installations suspectes, en lien avec les officiers de police judiciaire.
Sur le plan technologique, la société mise sur la surveillance numérique, les algorithmes de détection d’anomalies et les capteurs intelligents capables de repérer les pertes d’énergie à distance.
« Ces innovations permettent une détection plus rapide et ciblée, réduisent les interventions inutiles et renforcent notre capacité à agir de manière préventive plutôt que réactive », précise la responsable.
Au-delà de la sanction, la CIE entend maintenir un lien de confiance avec les populations. « Nos opérations de contrôle sont accompagnées de campagnes de sensibilisation sur les risques humains et matériels liés à la fraude. Cela permet de maintenir un lien de confiance, d’amener les populations à sortir volontairement de la fraude, tout en affirmant la fermeté de l’entreprise face aux infractions », souligne Mme Kané.
En 2024, 489 séances de sensibilisation ont été organisées à travers le pays, réunissant plus de 28 000 participants dans les quartiers, écoles, marchés et lieux de culte. Les messages insistent sur les dangers humains et matériels. Sur le plan humain, la fraude à l’électricité peut provoquer des électrisations ou des électrocutions, souvent fatales, en raison de branchements anarchiques et non sécurisés. Sur le plan matériel, elle peut entraîner des incendies, la dégradation des équipements électriques, et des avaries techniques responsables de coupures récurrentes dans les quartiers. À ces risques physiques s’ajoutent des sanctions pénales sévères, explique la responsable de la CIE.
« Les retours des séances de sensibilisation sont positifs. Les populations comprennent de mieux en mieux les risques. Certaines communautés signalent même les cas suspects », se félicite-t-elle.
En outre, pour la compagnie, l’une des réponses les plus efficaces réside dans la généralisation des compteurs à carte, un système prépayé qui responsabilise les usagers.
« Ce dispositif permet à chaque abonné de gérer sa consommation. C’est transparent, équitable et cela réduit fortement les risques de fraude », explique un agent de la CIE, qui a voulu garder l’anonymat.
La fraude à l’électricité pèse sur toute la chaîne du service public. « Chaque branchement illégal, c’est une perte pour l’État, mais aussi un risque pour la vie humaine », déplore la responsable.
En dehors du risque pour la vie humaine, la perte pour l’État se traduit notamment par une hausse des coûts de production, une détérioration des installations, une baisse de la qualité de service et ralentissement des projets d’extension du réseau. « Moins de pertes signifie plus de ressources pour améliorer la qualité du service et stabiliser les tarifs », rappelle la direction de la CIE.
La fraude à l’électricité demeure une réalité sociale. Mais derrière chaque fil branché clandestinement se cachent un risque de mort, une perte collective et une atteinte à la justice sociale.
« L’électricité est un produit essentiel dans la vie de tous, mais aussi dangereux. Et les mauvaises pratiques dues à la fraude ont des répercussions néfastes sur la vie des populations. Il est donc important d’amener chacun au travers des sensibilisations et des contrôles, à s’engager à une utilisation citoyenne de ce produit pour sa stabilité sa survie et sa pérennité », insiste la sous-directrice des Relations extérieures et de la Sensibilisation au Département Lutte contre la fraude.
Entre nécessité et légalité, la bataille pour une lumière juste continue. Et pour la CIE comme pour les habitants, un défi demeure : que la lumière d’Abidjan brille pour tous, sans danger et sans tricherie.
Encadré
Des sanctions sévères prévues contre les fraudeurs selon le Code de l’électricité
La fraude à l’électricité demeure un phénomène préoccupant à Abidjan comme à l’intérieur du pays, malgré les campagnes de sensibilisation menées par la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE). La législation ivoirienne prévoit pourtant des sanctions particulièrement sévères contre les contrevenants.
Selon la Loi n°2014-132 du 24 mars 2014 portant Code de l’électricité, toute personne reconnue coupable de vol d’électricité s’expose à des amendes pouvant atteindre 100 millions de francs CFA et à des peines d’emprisonnement allant jusqu’à cinq ans.
L’article 59 du Code stipule que « quiconque, pour son propre compte, vole de l’électricité est puni d’un emprisonnement de un à cinq ans et d’une amende de 10 à 50 millions de francs CFA », précisant que « la tentative est punissable ».
De même, l’article 60 prévoit que « quiconque sciemment profite des actes de connexion clandestine et/ou de fraude au réseau, ou utilise tout procédé visant à réduire le comptage de l’énergie effectivement consommée, est puni d’un emprisonnement de un à cinq ans et d’une amende de 20 à 100 millions de francs CFA ». Là encore, la tentative de fraude est passible de poursuites.
Ces dispositions visent à protéger le réseau national et à garantir une distribution équitable de l’énergie électrique à tous les usagers, dans un contexte de forte demande énergétique et de modernisation du secteur.
(Par Adrienne Ehouman)
(AIP)
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