Réalisée par Ehui Boa, Bureau régional Man
Man, 10 déc 2025 (AIP)-Le vendredi, Man s’éveille dans un tumulte particulier. Bien avant que le soleil ne pointe sur les montagnes du Tonkpi, le marché s’anime d’un souffle brûlant. Les cris des commerçants s’entremêlent aux vrombissements des moteurs d’engins roulant, les étals se déploient, les parfums de piment pilé, de poisson fumé et de terre chauffée montent dans l’air. Entre les pas pressés et les discussions à voix haute, de petites silhouettes s’activent déjà, brouettes bringuebalantes en main.
Ils ont 10, 12 ou 14 ans. La plupart sont élèves. Mais ce jour-là, sous un soleil qui écrase les tôles ondulées et alourdit chaque respiration, ils troquent les bancs d’école contre un outil trop lourd pour leurs frêles épaules.
Le vendredi est jour de forte affluence dans la capitale des 18 montagnes, mais aussi, pour eux, un jour de labeur.
Un vendredi sous tension au marché de Man
Il est à peine 7h. Dans les allées étroites et poussiéreuses en cette période, les voix s’élèvent, les prix se négocient à coups de mots rapides, et les brouettes chargées de vivriers, sacs de riz ou paniers de condiments zigzaguent entre les passants.
Au milieu de ce chaos organisé, les enfants avancent avec une étonnante habileté, poussant leurs brouettes comme on manie un instrument dont dépend la survie.
“Je pousse brouette pour payer mes fournitures”
Junior Guesran, 12 ans, a déjà le visage brillant de sueur. Son tee-shirt colle à sa peau, mais il garde ce sourire discret que l’enfance refuse d’éteindre. « Je pousse brouette quand on nous donne congé », explique-t-il en reprenant son souffle. « L’argent que je gagne, je le donne à ma maman pour la rentrée scolaire. Je peux avoir 3000 à 4000 francs par jour », ajoute-t-il.
Il a commencé à 5h ce matin. À son âge, beaucoup dorment encore. Lui, il traverse la ville pour être ici lorsque la foule arrive.
‘’un regard inquiet et une obligation familiale’’

Un peu plus loin, dans un passage où l’ombre rare d’un hangar apporte un semblant de répit, Aboubacar Traoré attend son prochain client. Aminci, les yeux baissés, il confie d’une voix presque effacée. ‘’Je viens tous les vendredis. C’est ma maman qui m’a demandé de venir travailler. Je peux avoir 1000 ou 1500 francs. Les bagages ne me fatiguent pas… mais certains clients ne sont pas gentils », confie-t-il.
Ses doigts tremblent légèrement lorsqu’un adulte lui fait signe. Il repart aussitôt, tiré par la nécessité plus que par la force de ses bras. À 15h, il rentrera chez lui, épuisé mais résigné.
“Je n’ai pas cours le vendredi, donc je viens”
Dans une ruelle où les vendeuses de bananes plantains interpellent les passants, Abou, lui aussi élève, accueille d’un sourire timide les clients qui l’appellent. « Je n’ai pas cours le vendredi, donc je viens travailler. Quand je finis, je peux avoir 1500, 2000 ou 3000 francs. Cet argent, je donne à ma maman », affirme-t-il.
Il dit cela sans se plaindre, comme un enfant qui s’est convaincu que l’effort est normal, même lorsqu’il dépasse ses forces.
‘’un enfant hors de l’école qui rêve d’y entrer’’
Au détour d’un étal de légumes, un tricot noir sur les épaules et une petite sacoche en bandoulière, Mohamed observe ses camarades en uniforme passer au loin. Lui ne fréquente pas l’école. « Je veux aller à l’école comme mes amis », dit-il avec un mélange de désespoir et d’espoir. « Je vis avec ma maman qui vend au marché. Mon papa est en Guinée. Je peux gagner 3000 à 4000 francs par jour », poursuit-il.
Son regard pétille quand il parle de cahiers et de tableaux noirs. On devine le rêve, immense, derrière la poussière du marché.
Parents partagés entre culpabilité et nécessité

À mesure que la chaleur monte, les discussions s’enflamment elles aussi.
Dans les allées bondées, les opinions se heurtent comme les roues des brouettes. Souleymane A., témoin indigné, secoue la tête en voyant passer Junior. « Voir des enfants de 10 ou 11 ans pousser des brouettes, ce n’est pas normal. Les parents doivent faire l’effort de les garder à l’école », s’insurge le quinquagénaire.
Plus loin, Dame Solange réajuste son pagne et soupire profondément, les yeux noyés d’une tristesse résignée. « C’est désolant, mais c’est la réalité. La pauvreté pousse les enfants à travailler. Dans certaines maisons, on vit à 20 ou 30. La maman souffre quand elle voit son enfant faire ça… mais si l’enfant rentre avec 5 ou 10 francs, c’est pour aider la famille », relève-t-elle.
Elle lève les mains, comme pour implorer le ciel et l’État. « Qu’ils viennent dans les quartiers précaires pour voir la vraie vie et ils comprendront pourquoi les choses sont ainsi », soutient-elle.
Pour Yoro Nexonne au contraire, la pratique n’a rien de choquant. « Ils viennent gagner un peu d’argent pour aider leurs parents. Ce n’est pas une mauvaise chose », affirme-t-il.
Dans ce marché brûlant, les convictions s’opposent, mais la précarité reste la toile de fond commune.
Un phénomène persistant malgré l’action gouvernementale

Derrière ces scènes quotidiennes, l’État tente de rappeler les règles et de protéger les enfants.
Le directeur régional du ministère de la Femme, de la Famille et de l’Enfant du Tonkpi, Ouattara Amidou, insiste, ‘’la place de l’enfant, c’est à l’école. Ce genre de travail n’est pas pour eux. Les conventions internationales sont claires’’.
Face à la situation préoccupante, il a déballé un chapelet d’activités entrepris par ses services, notamment, la multiplication des actions de campagnes de sensibilisation, l’installation de comités de protection de l’enfant, opérations de terrain dites “marronnes” pour repérer et accompagner les enfants travailleurs.
Mais les obstacles persistent. En ville, les parents nient parfois leur responsabilité, et certains enfants n’ont plus de parents présents pour les encadrer. Ceux-là sont orientés vers des structures d’accueil, explique le directeur.
Une lueur d’espoir apparaît pourtant, portée par un futur chantier. « Un centre de réinsertion pour enfants en rupture sociale est en construction à Kassiapleu vers l’université de Man », annonce le directeur.
« Quand il sera opérationnel, nos interventions seront plus fermes. Ces enfants n’ont pas leur place dans la rue. Le travail des enfants est interdit », a-t-il conclu.
Entre survie et avenir : un équilibre fragile
À la fin de la journée, lorsque l’effervescence retombe et que la poussière flotte comme un voile sur le marché, les enfants s’éloignent, la brouette vide mais les jambes lourdes. Dans leurs mains serrées, un ou des billets froissés, fruit d’heures d’effort sous un soleil impitoyable.
Pour eux, cet argent n’est pas seulement un gain journalier. C’est une promesse. Un ticket vers l’école. Une aide pour la famille. Un rêve qui refuse de mourir malgré la fatigue. Mais derrière chaque brouette poussée par ces jeunes travailleurs, une question revient, insistante. Jusqu’à quand la pauvreté continuera-t-elle à grignoter l’enfance, brouette après brouette, dans les ruelles brûlantes du marché de Man ?
(AIP)
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