Interview réalisée par Philomène Kouamé
Abidjan, 6 août 2025 (AIP) – Le directeur de recherche à l’Institut de Recherche pour le développement (IRD), Philippe Cecchi, tire la sonnette d’alarme, révélant qu’environ 200 000 T de déchets plastiques sont rejetées chaque année dans la lagune Ébrié, mettant en péril les écosystèmes et la santé humaine.
Il revient sur les résultats du projet PADI et les défis d’une Côte d’Ivoire confrontée à une pollution massive et encore mal appréhendée dans cet entretien accordé à l’AIP.
AIP : En quoi consiste le projet PADI ?
Philippe Cecchi : Le projet PADI (Plastique d’Abidjan : Devenir et Impact) est né presque par hasard. Nous sommes au départ un groupe d’écologues spécialisés dans les milieux aquatiques, notamment la lagune Ébrié. Rapidement, le plastique s’est imposé comme une évidence à la surface, dans les sédiments, dans les échantillons de plancton…
Face à l’absence d’étude approfondie sur cette problématique en Côte d’Ivoire, alors qu’il s’agit d’un enjeu mondial, nous avons lancé ce projet pour dresser un état des lieux de la pollution plastique, d’abord en milieu lagunaire, puis sur tout le littoral ivoirien.
Officiellement achevé en décembre 2024, le projet se poursuit, car les enjeux sont colossaux. Nos premières publications révèlent, par exemple, que la filière plastique en Côte d’Ivoire représente 457 000 T importées chaque année, 200 000 T rejetées dans l’environnement, 82 000 T exportées, 200 000 emplois directs, soit environ 2 % du PIB. Mais ces chiffres ne reflètent pas les externalités négatives majeures, notamment environnementales et sanitaires, encore trop peu mesurées.
AIP : Quel est l’impact du plastique sur les poissons et sur les humains qui les consomment ?
P.C. : Le plastique est un polymère enrichi d’additifs qui lui confèrent ses propriétés. Aujourd’hui, environ 16 000 additifs sont utilisés dans l’industrie plastique. Parmi eux, 4 000 sont connus pour leur toxicité. Pour les 12 000 autres, on ne sait pratiquement rien.
Le plastique se fragmente en macro-plastique, puis en micro et en nano-plastique. Plus ces fragments sont petits, plus les additifs chimiques qu’ils contiennent peuvent migrer vers les organismes vivants.
Nous avons analysé des sardinelles, poissons très consommés ici. 100 % des échantillons contenaient du plastique dans leur tube digestif. Ces fragments peuvent véhiculer des substances comme les phtalates, reconnus comme perturbateurs endocriniens. Si nous détectons leur présence dans la chair, cela pourrait indiquer un risque d’intoxication chronique pour les consommateurs, avec des effets possibles sur la reproduction, le développement fœtal ou le système hormonal. Les analyses sont en cours.
AIP : Et sur les poissons eux-mêmes ?
P.C. : Les effets sont bien documentés. Lorsqu’un poisson consomme du plastique, il peut avoir l’estomac rempli, mais sans apport énergétique. Cela perturbe son alimentation, sa croissance, son comportement reproductif.
Ce phénomène touche également les mollusques, crustacés et organismes filtreurs, qui confondent plastique et nourriture naturelle. La chaîne alimentaire marine est ainsi profondément altérée.
AIP : Quelles solutions sont envisageables pour la Côte d’Ivoire ?
P.C. : Nous préconisons une approche fondée sur les 5 R :
- Réutiliser : Bannir les plastiques à usage unique (sachets, gobelets…).
- Réduire : Limiter le recours au plastique là où il n’est pas indispensable.
- Recycler : Bien que complexe, notamment à cause de la saleté des déchets, le recyclage reste une piste.
- Ramasser / Restaurer : Initiatives citoyennes comme celles menées par l’ONG 350 Côte d’Ivoire à Port-Bouët sont à encourager.
- Réparer : Entretenir, réutiliser au lieu de jeter.
Mais ces solutions exigent des infrastructures comme des poubelles, un système de collecte structuré. Or, Abidjan est la seule ville dotée d’un service de ramassage organisé. Même Bouaké, deuxième ville du pays, n’en dispose pas.
AIP : Et l’éducation environnementale dans tout cela ?
P.C. : Elle est essentielle, et pourtant très insuffisante. Le réflexe de jeter par terre est courant, car aucune pédagogie n’est faite dès l’école. Il n’y a pas de poubelles, pas de sensibilisation.
Il faut expliquer que ce que l’on jette dans la rue finit dans la lagune, puis dans l’océan. Les ONG, chefs de quartiers et associations sont très actifs, mais une véritable politique publique d’éducation environnementale, dès le plus jeune âge, est indispensable.
AIP : Que pensez-vous des politiques de « ville durable » ?
P.C. : Le district d’Abidjan affiche son ambition de devenir une « ville durable ». Mais comment une ville peut-elle l’être si elle est pathogène pour son environnement et ses habitants ?
En 2019, on estimait que 207 T de déchets plastiques étaient rejetées chaque jour dans la lagune Ébrié. Aujourd’hui, on parle de 200 000 T par an rejoignant l’océan. Cette croissance est incompatible avec une vision durable.
Même les stratégies touristiques comme « Sublime Côte d’Ivoire » doivent intégrer la problématique de la pollution. Les déchets ramassés sur les plages sont souvent brûlés ou enterrés, sans solution durable.
AIP : Les industriels doivent-ils être mis face à leurs responsabilités ?
P.C. : Absolument. On insiste souvent sur la responsabilité des citoyens, mais qui fabrique ces plastiques ? Pourquoi les bouteilles d’eau sont-elles encore emballées dans du plastique inutile ? Pourquoi ne pas les rendre réutilisables ? Pourquoi ne pas imposer aux industriels le coût environnemental de leur production ?
Les populations font ce qu’elles peuvent avec les moyens du bord. Elles ne doivent pas être les seules à porter le fardeau de cette pollution. Si elles n’ont pas de poubelle, où voulez-vous qu’elles jettent leurs déchets ?
Il est temps de redistribuer les responsabilités. Les entreprises ont un rôle majeur à jouer dans la réduction de cette crise.
(AIP)
Apk/kp