Par Simon Benjamin Bassolé en collaboration avec Alain Zagadou
Abidjan, 03 oct 2025 (AIP)- Face aux défis climatiques et aux enjeux de sécurité alimentaire, la Côte d’Ivoire explore des solutions novatrices en misant sur la transformation des boues de vidange en engrais naturel. Cette approche, à la fois écologique et économique, permet non seulement de valoriser des déchets autrefois nuisibles à l’environnement, mais aussi de renforcer la productivité agricole et d’ouvrir de nouvelles perspectives pour l’assainissement inclusif.
À Koumassi, dans le quartier du Camp Commando, Kacou Abou, un horticulteur, a radicalement transformé ses pratiques dans le cadre de la mise en œuvre du programme de renforcement des capacités en assainissement inclusif (ISC-hub).

Auparavant, il utilisait de la terre et des bouts de bois pour cultiver ses plantes. Aujourd’hui, il expérimente avec succès un fertilisant inattendu. De l’engrais issu du traitement des boues de vidange.
« Avant, je travaillais avec des méthodes traditionnelles. Depuis que j’utilise cet engrais, la croissance de mes plantes a radicalement changé. Mon aloe vera a fructifié en moins d’une semaine. Même résultat avec le basilic », témoigne-t-il, visiblement conquis.
Lahiri Gertrude, habitante de Koumassi, confirme : « J’ai goûté des pastèques, des concombres, des piments et des épinards cultivés avec cet engrais. Ils sont robustes, savoureux, et surtout sains : pas de bactéries, pas de fadeur. Une vraie réussite. »
Des vidangeurs au cœur de la chaîne
Autrefois, les boues collectées dans les ménages finissaient souvent dans des décharges sauvages, faute de sites adaptés. Désormais, les vidangeurs sont formés et orientés vers la station de traitement de Koumassi, où les déchets sont valorisés plutôt que jetés.
« Avant, on pouvait garder les boues dans le camion pendant plusieurs jours en cherchant un endroit où les déverser. Maintenant, on les amène directement à la station. C’est mieux pour nous, mieux pour l’environnement, et mieux pour les agriculteurs », explique l’un d’eux.
Transformer les boues en or noir
Sous l’égide de l’Office national de l’assainissement et du drainage (ONAD), la station de traitement des boues de vidange (STBV) de Koumassi utilise un procédé de pointe pour convertir les boues en engrais sûr et fertile.
Le processus commence par le dégrillage : on retire tous les déchets solides (plastiques, serviettes hygiéniques, etc.). La boue épurée est ensuite pompée vers une cuve où elle est mélangée à un polymère pour provoquer la floculation – une séparation entre la phase liquide et la matière organique.
La fraction liquide est évacuée, tandis que la boue solide est séchée pendant deux semaines sous l’action du soleil, qui élimine les pathogènes.
« Nous permettons au rayon solaire de pouvoir détruire tout ce qui est agent pathogène qui se retrouve en fait dans la boue de sorte à pouvoir la rendre vraiment propre et saine », explique un responsable.
Au résultat, l’engrais est naturel, hygiénisé et prêt à l’emploi.
La station de Koumassi est la seule de ce type en Côte d’Ivoire – un projet pilote qui pourrait faire école. Elle complète cinq autres stations traditionnelles déjà opérationnelles à Korhogo, Katiola, Bouaké, San Pedro et Anyama.
Avec cette initiative, le pays ouvre la voie à une agriculture plus durable, tout en améliorant la gestion des déchets et en créant de nouvelles synergies entre assainissement et production alimentaire.
Le mérite du programme pour le renforcement des capacités pour l’assainissement inclusif (ISC-hub)
Porté par l’Université Félix Houphouët-Boigny de Cocody avec l’appui financier de la Fondation Gates, le programme ISC-hub a été mis en œuvre dans quatre pays : la Côte d’Ivoire avec le Centre suisse de recherches scientifiques de Côte d’Ivoire (CSRS), au Sénégal par l’entremise de l’Institut des sciences de l’environnement de l’Université Cheikh Anta Diop, au Burkina Faso avec l’Institut international d’ingénierie de l’eau et de l’environnement (2iE) et le Cameroun avec l’École nationale supérieure polytechnique de Yaoundé (ENSPY).
Le programme ISC-hub a connu une mise en œuvre exceptionnellement réussie, dépassant ses objectifs initiaux tant en termes de portée que d’impact, avec un focus notable sur l’inclusion et l’autonomisation des femmes.
Dix sessions de formation ont été organisées à travers les quatre pays partenaires. Le programme a considérablement élargi son offre pédagogique en élaborant 48 modules de formation, un chiffre bien supérieur aux 16 initialement prévus. Cette richesse de contenu a permis de former 110 professionnels, dépassant l’objectif de 64 participants.
Les sessions, limitées à huit personnes pour favoriser un suivi individualisé, ont été complétées par un accompagnement personnalisé de quatre à six mois de coaching pour chaque bénéficiaire.
L’engagement pour l’égalité des genres a porté ses fruits. Alors que l’objectif était d’atteindre au moins 10% de femmes dans les formations, les résultats ont été remarquables, avec des participations féminines atteignant 14%, 16%, et même 29% selon les activités.
Le programme a identifié six associations féminines dans les quatre pays et a accompagné 19 femmes via un coaching spécifique en leadership. Pour inspirer et valoriser ces parcours, quatre supports audiovisuels ont été produits. Cet engagement est également illustré par la composition des stagiaires : sur 18 stagiaires accompagnés au total, 10 étaient des femmes.
La répartition par pays des 18 stagiaires démontre une forte représentation féminine. Au Burkina Faso, on compte deux femmes et deux hommes. Le Cameroun a formé une femme et deux hommes. La Côte d’Ivoire a accueilli cinq femmes. Le Sénégal a formé deux femmes et et deux hommes. Au total, cela représente 10 femmes et 8 hommes.
L’appui au leadership s’est concrétisé par des succès entrepreneuriaux significatifs. Une bénéficiaire a mobilisé 14 millions FCFA pour financer son activité, tandis qu’une autre a décroché un important marché de 40 millions FCFA. De plus, trois unités de valorisation des sous-produits ont été créées par des femmes, témoignant d’une innovation ancrée dans les territoires.
Quatre modules phares structurants ont été élaborés. Le premier est “Genre et assainissement”, le second “Culture des données”, le troisième “Performance des STBV (Stations de Traitement des Boues de Vidange)” et le quatrième “Approche CWIS (Citywide Inclusive Sanitation)”. Leur pertinence est attestée par leur adoption académique, puisque plus de cinq universités les ont déjà intégrés dans leurs programmes d’enseignement.
Cinquante professionnels ont été formés aux outils de gestion des données, dont 16 femmes. Quarante-trois d’entre eux (dont 10 femmes) ont bénéficié d’un coaching post-formation. La formation couvrait une palette d’outils modernes (KoboToolbox, ArcMap, System Tracking, SIG), permettant même aux vidangeurs d’apprendre à géoréférencer leurs interventions pour un service optimisé.
Le renforcement des capacités a concerné 3 STBV (une à Koumassi en Côte d’Ivoire et deux au Burkina Faso). 28 professionnels (7 au Burkina, 11 en Côte d’Ivoire) y ont été formés, dont quatre femmes. Ce travail s’est traduit par la production de documents opérationnels essentiels : fiches techniques, cahiers des charges, normes d’hygiène et protocoles de sécurité. Une avancée notable a été l’établissement d’une liste de vaccins obligatoires pour protéger la santé des exploitants.
La dynamique du programme a également généré un fort engouement en interne. Une formation sur l’approche CWIS, qui attendait 17 participants, en a finalement formé 34. L’expertise acquise a été partagée au plus haut niveau, avec la production de sept communications scientifiques et 26 participations à des conférences internationales prestigieuses (ex : AFWASA 2025 en Ouganda, 10e Forum Mondial de l’Eau qui se tiendra en Indonésie, etc.).
De l’assainissement invisible à une valorisation fertile : un projet pilote prêt à passer à l’échelle
Lors de l’atelier de restitution du projet tenu à Abidjan le 31 juillet 2025, les différents intervenants ont dressé un bilan unanimement positif et tracé les perspectives d’avenir.
Le directeur de cabinet du ministre ivoirien de l’Hydraulique, de l’Assainissement et de la Salubrité, Diomandé Drissa, a salué les résultats qui rendent « l’invisible visible », en mettant en lumière le potentiel du secteur de l’assainissement, souvent méconnu.
Pour lui, la valorisation des boues de vidange issues des fosses septiques non raccordées aux réseaux collectifs, précisément en engrais pour l’agriculture, a déjà montré son efficacité sur la production.

Fort d’une stratégie nationale intégrée et de stations de traitement déjà opérationnelles, le gouvernement a pour priorité de passer à l’échelle, en intéressant les populations et les jeunes à ce secteur pourvoyeur d’emplois.
Cette satisfaction est partagée par les partenaires techniques et académiques. Directeur exécutif du programme ISC-hub, Pr. Kouassi Dongo s’est félicité de l’autonomisation des femmes, de la création d’une plateforme collaborative et le développement de modules de formation comme acquis majeurs.
« La continuité sera assurée par un réseau d’institutions partenaires pour mobiliser les étudiants », a-t-il indiqué.
Directeur adjoint du CSRS, Dr. Dao Daouda a annoncé la prochaine étape : l’appropriation du projet par les mairies, les agriculteurs et le secteur de la formation. Pour pérenniser l’action, la création d’un master et de modules certifiants est envisagée, tandis que de nouveaux défis émergent, comme l’impact du climat sur l’assainissement et le besoin crucial de données fiables.
La Banque africaine de développement (BAD), représentée par Christine Razanamahandry, a réaffirmé son soutien, se disant heureuse des résultats tangibles alignés avec sa vision. La BAD est ouverte à soutenir la promotion des investissements pour amplifier le projet.
Encadré 1
Valorisation agricole des boues de vidange : une étude révèle l’impact positif des bouts de vidange sur la culture du concombre
Dr Ekra, chercheur spécialisé en agriculture durable, a présenté les résultats prometteurs d’une étude sur l’utilisation des bouts de vidange comme amendement organique dans la culture du concombre.
“Notre étude a été conduite sur un sol majoritairement sableux, composé à plus de 90% de sable, le reste étant constitué d’argile et de limon”, a précisé le chercheur.
Les observations du Dr Ekra révèlent un impact remarquable sur la productivité.
“Les plants ayant reçu les bouts de vidange traités ont présenté un rendement 4 à 5 fois supérieur à celui du groupe témoin non traité”.
L’étude s’est particulièrement attachée à évaluer la sécurité sanitaire des productions. “Nous avons analysé la présence de plusieurs métaux lourds – plomb, zinc, cadmium et mercure – dans les fruits récoltés”, a expliqué le Dr Ekra. “Les concentrations détectées sont restées largement inférieures aux normes internationales établies par la FAO et autres organismes de référence.”
Le chercheur s’est voulu rassurant : “Il n’existe aucun risque pour la santé des consommateurs. Les traces de métaux lourds relevées dans les concombres sont bien en-deçà des seuils réglementaires.”
Face à ces résultats encourageants, le Dr Ekra a plaidé pour une extension des investigations : “En tant que chercheurs, nous souhaitons que ces études soient répliquées sur plusieurs sites et à plus grande échelle afin de confirmer la validité de nos observations.”
Cette recherche ouvre des perspectives intéressantes pour la valorisation des déchets organiques en agriculture, tout en garantissant la sécurité des productions alimentaires.
Encadré 2
Valorisation agricole des boues de vidange : une solution écologique pour climat et développement durable
L’écologiste Dr Abdoulaye Fall souligne le potentiel significatif de l’utilisation des boues de vidange en agriculture comme stratégie innovante de lutte contre les changements climatiques et de promotion du développement durable.
“Le recours aux boues de vidange comme amendement organique constitue une alternative durable aux engrais chimiques, dont la production et l’utilisation génèrent d’importantes émissions de gaz à effet de serre”, affirme M. Fall.
L’expert environnemental précise qu’en valorisant localement ces déchets organiques « nous réduisons considérablement l’empreinte carbone liée au transport des intrants agricoles sur de longues distances ».
“L’enrichissement des sols en matière organique grâce à ces boues favorise la séquestration du carbone, contribuant ainsi activement à l’atténuation des changements climatiques”, explique l’écologiste.
M. Fall insiste sur la résilience climatique. Il souligne que les sols amendés avec ces matières organiques développent une meilleure capacité de rétention d’eau, essentielle pour faire face aux sécheresses de plus en plus fréquentes.
“Cette pratique crée une synergie bénéfique entre gestion des déchets urbains et production agricole, tout en générant des opportunités d’emplois verts dans la collecte et la transformation”, souligne-t-il.
L’écologiste appelle les autorités à “développer un cadre réglementaire approprié et des incitations pour encourager l’adoption de ces pratiques agroécologiques par les agriculteurs”.
“En combinant savoirs traditionnels et innovations scientifiques, nous pouvons faire de la valorisation des déchets organiques un pilier de notre stratégie nationale d’agriculture durable et de résilience climatique”, conclut Abdoulaye Fall.
Cette approche représente une contribution concrète aux engagements de la Côte d’Ivoire en matière de climat et des Objectifs de développement durable.
(AIP)
bsb/zaar