Par Noël Ahoulou, chef du bureau régional de l’AIP à Aboisso
Aboisso, 09 avr 2025 (AIP)- À Adiaké, dans le sud-est de la Côte d’Ivoire, la lagune Aby fait partie intégrante du paysage et de l’identité locale. Ses eaux autrefois poissonneuses ont nourri des générations et fait prospérer toute une économie locale. Pourtant, une réalité contradictoire frappe désormais ce territoire : le poisson, jadis aliment de base accessible à tous, devient progressivement un produit de luxe. Notre reporter a enquêté sur ce paradoxe qui bouleverse le quotidien des habitants.
Un marché sous tension
Mercredi, jour de grand marché à Adiaké. Dès les premières heures, une foule dense se presse entre les étals. Vendeuses et clientes venues des villages environnants s’activent dans une ambiance animée. Devant un étalage de poissons, Victorine Wozan hésite, calcule, soupire. Cette mère de famille accepte finalement de partager sa frustration.
« Avant, avec 2 000 francs CFA, on pouvait bien nourrir sa famille. Aujourd’hui, ce n’est plus suffisant. On ne comprend pas pourquoi, alors qu’on est juste à côté de la lagune », déplore-t-elle en pointant du doigt la direction des eaux visibles depuis le marché.
Cette incompréhension résonne comme un leitmotiv parmi les clients qui déambulent entre les étals. Les visages tendus témoignent d’un pouvoir d’achat mis à rude épreuve. Mais le malaise n’affecte pas que les consommateurs. De l’autre côté des tables de vente, les commerçantes expriment également leur désarroi.
« Ce n’est pas nous qui fixons les prix. Les pêcheurs nous vendent le poisson très cher. On ne peut pas le brader, sinon on perd de l’argent », explique Jeanne Bomo, vendeuse de poisson depuis plus d’une décennie.
À ses côtés, Henriette Kouamé, visiblement contrariée, précise le mécanisme qui conduit à cette inflation. « Nous achetons auprès d’intermédiaires qui s’approvisionnent directement auprès des pêcheurs. À chaque étape, le prix augmente. Pour maintenir notre commerce, nous n’avons pas d’autre choix que de répercuter ces hausses », se justifie-t-elle.

À la source du problème
Pour comprendre l’origine de cette situation paradoxale, nous quittons le marché pour nous rendre à quelques kilomètres du centre-ville, à la rencontre d’Ahoua Abouka, président de la société coopérative simplifiée Anouanzé des pêcheurs d’Adiaké. Vêtu d’un tee-shirt vert et coiffé d’une casquette, l’homme nous accueille avec enthousiasme. Son diagnostic est sans appel. « Le réchauffement climatique a bouleversé notre activité. La température de l’eau change, et cela perturbe la reproduction des poissons. Ils sont moins nombreux, plus difficiles à trouver », explique-t-il d’emblée.
Mais les défis environnementaux ne s’arrêtent pas là. Un autre fléau, moins visible mais tout aussi destructeur, menace l’écosystème de la lagune Aby. Il s’agit de l’orpaillage clandestin, en pleine expansion dans la région.
« Les eaux usées pleines de cyanure et de mercure sont rejetées dans la lagune Aby par les orpailleurs. Cela détruit la vie aquatique », dénonce M. Abouka, pointant du doigt la contamination chimique qui empoisonne lentement ces eaux nourricières.
Une pression humaine insoutenable
À cette crise environnementale s’ajoute un facteur humain déterminant. Face au chômage grandissant, de nombreux jeunes se tournent vers la pêche comme dernier recours économique.
« Pour beaucoup, retour à la terre signifie retour à la pêche. Résultat : il y a trop de monde sur une ressource qui s’épuise. C’est une pêche de survie, pas une pêche durable », analyse le président de la coopérative, ajoutant que cette surexploitation, conjuguée à des pratiques de pêche non sélectives, accélère l’appauvrissement des stocks de poissons dans la lagune. Un cercle vicieux qui s’installe dans l’écosystème aquatique. Moins il y a de poissons, plus les prix augmentent et plus la pression s’intensifie sur les ressources restantes, souligne-t-il.
Des solutions en perspective
Face à cette situation préoccupante, des pistes de solution existent. Selon M. Abouka, une approche multidimensionnelle est nécessaire.
« Il faut encourager le développement de l’aquaculture pour réduire la pression sur la lagune. Et interdire l’usage des filets à petites mailles, qui capturent les jeunes poissons avant qu’ils ne se reproduisent », suggère le spécialiste de la pêche, ajoutant avec conviction, qu’il « faut même interdire la fabrication de ces filets à petites mailles. »
Ces mesures, si elles étaient adoptées et strictement appliquées, pourraient permettre une régénération progressive des stocks de poissons et un retour à l’équilibre écologique, estime Ahoua Abouka.

Un enjeu national
Le paradoxe d’Adiaké illustre également une problématique qui dépasse largement les frontières de cette localité. Selon la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), la Côte d’Ivoire importe chaque année pour plus de 675 millions d’euros de poissons, témoignage d’une dépendance croissante aux importations malgré un potentiel halieutique considérable.
Cette situation interroge les politiques nationales de gestion des ressources aquatiques et la nécessité d’un développement plus harmonieux et durable du secteur de la pêche.
Dans les foyers d’Adiaké, le poisson reste présent sur les tables, mais en quantités réduites et au prix d’efforts financiers considérables. Une tendance qui, sans intervention décisive, pourrait transformer cet aliment traditionnel en produit de luxe dans une région pourtant née de la pêche et façonnée par elle.
(AIP)
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