Agboville, 27 déc 2024 (AIP) – Père de trois enfants, Soro Sanragnon est administrateur civil non-voyant, chef de la division du contrôle, de l’évaluation et de la coordination des relations interrégionales à la préfecture d’Agboville. Il accède à cette catégorie d’emploi après son admission en 2021 au concours professionnel exceptionnel d’administrateur.
« J’ai postulé au concours en 2016, 2018, 2019 et 2020 où j’ai échoué. Finalement, en 2021, fort de mes nombreux échecs, je crois que j’ai pu trouver le secret pour être déclaré admis », dit-il en éclatant de rire.
Né le 16 novembre 1976 à Béoumi, avec une malformation (une dépigmentation de la rétine), les difficultés de la vue ont commencé en classe de 4e et se sont intensifiées en 2e année d’université. Mais auparavant, il parvenait à lire, distinguer les couleurs, discerner les formes et voir les gens sous certaines conditions de luminosité. En année de maîtrise en droit à l’université de Bouaké, il perd totalement la vue.
« Une ou deux fois, on m’avait prescrit des verres correcteurs par défaut pour m’apporter un peu de confort. Je n’ai jamais véritablement vu comme tout le monde, mais je montais même à moto. Lors de ma première année de maîtrise, j’ai forcé pour composer. Je n’arrivais pas à me relire et je devais veiller à ce que le premier geste soit le bon. Après les compositions, je devais reprendre quelques matières. Finalement, j’ai été obligé de suspendre les cours pour apprendre l’écriture braille, où j’ai fait une année d’apprentissage et je suis revenu composer pour valider ma maîtrise en droit option judiciaire », relate M. Soro, le visage marqué par des souvenirs difficiles.
Du haut de son 1,93 mètre, le cinquantenaire est souvent taquin et moqueur, notamment avec ses collègues de service et les habitués de la préfecture, avec qui il échange volontiers sans retenue.

L’aspect d’une personne cultivée et instruite transparait dans ses propos, dans un français bien soigné dès ses premiers mots. L’assurance avec laquelle il se déplace seul dans les locaux de la préfecture sans sa canne et interpellant ses collègues qu’il distingue finement par la voix, conduit parfois à oublier son handicap. Comme le confirme sa femme, Soro Brou Aya Marie-Chantal, qui soutient qu’« il n’aime pas dépendre des gens donc il fait beaucoup d’efforts ».
La principale difficulté à laquelle le chef de division est confronté au service est la lecture des documents manuscrits qu’il doit exploiter.
« J’ai ce qu’il faut pour être assez heureux et les rêves ne finissent pas, on les nourrit toujours, on s’adapte aux situations. J’essaie de surpasser le handicap, il me pose beaucoup d’obstacles. Si ce handicap n’existait pas, je ne me poserais pas de questions sur comment ça va se passer. Est-ce que les décideurs auront assez de courage pour oser ? Est-ce que les gens pourront me percevoir, au-delà de mon handicap, mes capacités, mes potentialités ? Est-ce qu’ils pourront voir ce que je peux apporter au lieu de voir juste mon handicap ? Mais cela n’empêche pas de rêver, il faut se battre et c’est ce que j’essaie de faire au quotidien en espérant que je pourrai réaliser mes rêves », confie M. Soro.
Soro Sanragnon a été recruté en 2006 à la fonction publique à la faveur d’un recrutement dérogatoire pour les personnes en situation de handicap, initié par le gouvernement ivoirien dans le cadre de sa politique sociale. Sa candidature a été soumise par l’Association nationale des aveugles et volontaire pour la promotion des aveugles de Côte d’Ivoire, qui l’a encadré pour surmonter son handicap.
Un “accro” du travail bien fait
Depuis son recrutement en tant qu’attaché administratif, il aspire à atteindre les plus hauts sommets possibles, ce qui était humainement impossible.
Selon sa fiche de poste, il est chargé d’organiser, de coordonner et de suivre toutes les activités sous les ordres du secrétaire général. Il supervise l’évaluation périodique des résultats en matière de développement économique, la coordination du développement économique et social, le suivi des activités du comité de défense et de sécurité, ainsi que des plans d’action et des rapports des sous-préfets du département.

Au service, il utilise le même ordinateur ordinaire, à défaut qu’il ne sert pas d’une souris, en maîtrisant les raccourcis clavier et en utilisant le clavier AZERTY. Grâce au logiciel Job Access with Speech (JAWS), il peut entendre les informations sur l’écran en fonction des commandes. Il utilise également une application similaire sur son téléphone portable.
Il a eu le « privilège » d’écrire des projets de discours d’indépendance du préfet de région, Sihindou Coulibaly, en 2023 et 2024. Il travaille également sur des Termes de références (TDR) de plusieurs communications et séminaires après avoir reçu les thèmes de ses supérieurs.
Après 18 ans de service dans la Fonction publique, il vise à accéder au poste de sous-préfet, nonobstant son handicap, et à gravir les échelons. Il a été promu parmi les 50 meilleurs agents de la région de l’Agnéby-Tiassa en 2024.
« L’humain est fait de telle sorte qu’il ne déploie véritablement ses potentialités que lorsqu’il est confronté à une adversité. Lorsque l’opportunité me sera donnée de montrer ce que je peux faire, les gens réaliseront que le handicap peut être un frein, mais humainement, cela ne peut constituer un empêchement absolu », soutient-il.
Soro Sanragnon suit deux repas par jour, sur recommandation de son épouse avec laquelle il partage sa vie depuis 2018 après leur mariage civil à la mairie de Yopougon. Il mange « comme un roi » le matin avant de se rendre au travail, selon ses propos, et se sert de la pause pour se dégourdir les jambes dans le bâtiment de la préfecture qu’il connaît bien au toucher.
Attaché administratif, Andon Philomène est responsable du bureau suivi-évaluation, qui relève de la division de Soro Sanragnon.
« Avec M. Soro, ce n’est que le travail. C’est un monsieur très calme, résilient et surtout très déterminé. Il est un bel exemple et je suis toujours heureuse de travailler à ses côtés car il m’apporte beaucoup dans ma vie professionnelle », relate la jeune dame qui partage le même bureau que M. Soro depuis deux ans.
La disponibilité et le professionnalisme de l’administrateur civil non-voyant sont également reconnus par son collègue chef de division, Jean-Jacques Kédjébo, qui le qualifie de « génie, car il est brillant et il aime le travail ».
Un père bienveillant…
« C’est un mari aimant, un père responsable qui a le souci du bien-être de sa famille », fait savoir son épouse.
Soro Sanragnon est le répétiteur de ses enfants depuis le primaire. Il les aide à faire leurs devoirs et exercices. Il a sa stratégie pour les motiver à « travailler bien », en leur payant les bonnes notes. Par exemple, les notes de 10/10 ou 20/20 sont rémunérées à 500 FCFA.

« Je reste convaincu que l’intégration des personnes en situation de handicap dans le corps préfectoral apportera une approche nouvelle dans la résolution des difficultés, dans la prise en compte des réalités de développement dans nos contrées. On a un handicap, mais on est d’abord et avant tout des hommes comme tout le monde, capables de travailler, et c’est à ce titre qu’on doit nous donner notre chance de montrer ce qu’on peut faire. J’espère vraiment », conclut l’administrateur civil plein d’espoir.
(AIP)
ena/fmo