Interview réalisée par Adrienne Ehouman
Abidjan, 03 oct 2023 (AIP) – Selon un rapport conjoint de l’OMS et de l’OIT, environ deux millions de décès sont liés au travail chaque année. Les maladies cardiaques et les accidents vasculaires cérébraux liés à de longues heures de travail ont augmenté de manière significative entre 2000 et 2016, respectivement de 41% et 19%. Une étude menée en 2015 dans une entreprise portuaire en Côte d’Ivoire a révélé une prévalence du stress de 54,6%. Les travailleurs ivoiriens sont confrontés à des défis majeurs en matière de santé mentale, professionnelle et physique. Dans un entretien accordé à l’AIP, Dr Adouko Patricia, médecin du travail, spécialiste en santé et mieux-être au travail, également secouriste en santé mentale, souligne l’importance d’améliorer la santé des travailleurs pour une performance optimale, bénéfique tant pour les employés que pour les employeurs.
AIP : Quelles sont les dispositions prises pour le contrôle et l’accompagnement de la santé mentale des travailleurs ?
Dr Adouko Patricia : L’État ivoirien accorde une grande importance à la santé, avec un ministère dédié et de nombreux programmes de santé pour la population notamment le Programme National de Santé Mentale.
La Loi n 2015 – 532 du 20 juillet 2015, portant Code du travail en son article 41.1 fait obligation à tous les employeurs de promouvoir et maintenir le plus haut degré de bien-être physique, mental et social de tous les travailleurs, dans tous les corps de métiers. A cet effet, les visites médicales et le suivi de la santé des travailleurs incluant la santé mentale sont nécessaires. Toutes ses dispositions sont prises afin de prévenir les impacts négatifs que pourrait avoir le travail sur la santé.
Il incombe au directeur de garantir la sécurité et la santé de ses travailleurs, notamment en organisant des visites médicales. Ces visites sont cruciales pour s’assurer que le postulant est apte à occuper le poste sans problèmes psychologiques, physiques ou sociaux.
Toutes les entreprises ne mettent pas en œuvre ces mesures, que ce soit par ignorance, manque de moyens financiers ou de volonté.
L’application de cette législation est essentielle pour garantir la sécurité des employés, ce qui se traduit par de bonnes performances et renforce la crédibilité et la rentabilité de l’entreprise.
AIP : Après la phase de recrutement, quelles sont les mesures prévues par le législateur pour les travailleurs en poste ?
Dr Adouko Patricia : Le médecin du travail est chargé de surveiller la santé mentale des travailleurs, généralement une fois par an, mais cela peut être tous les six mois selon les conditions de travail.
Les travailleurs victimes d’un accident ou d’une maladie liée au travail, ou en congé prolongé, doivent consulter le médecin du travail avant de reprendre leur activité. Cette règle s’applique également aux femmes qui reprennent leur activité après un congé de maternité. Elles doivent consulter le médecin du travail pour s’assurer de leur état de santé physique, mental et social.
La loi prévoit que l’employeur doit veiller à la sécurité de ses travailleurs et réduire tous les risques dans l’environnement professionnel.
Cette loi s’applique à tous, que l’on travaille dans le secteur privé ou public, et l’État veille à ce que des mesures soient prises pour protéger la santé de tous les travailleurs.
AIP : Quel lien faites-vous entre une maladie mentale, professionnelle et chronique ?
Dr Adouko Patricia : Une maladie mentale est une altération de la santé mentale qui affecte la pensée, les émotions, le comportement et qui détériore la capacité à travailler, à effectuer d’autres activités de la vie quotidienne et établir des relations personnelles satisfaisantes. Elle peut prendre différentes formes comme la dépression, l’anxiété ou la schizophrénie.
Une maladie professionnelle est une maladie contractée par un travailleur en lien avec son activité professionnelle et son exposition à un risque dans l’environnement professionnel. En Côte d’Ivoire, il existe 45 tableaux de maladies professionnelles reconnues. https://www.ilo.org/dyn/natlex/docs/MONOGRAPH/111440/138859/F1144899772/CIV-111440.pdf.
La maladie chronique est une affection évolutive dont les effets persistent dans le temps, en général plus de trois mois. Nous avons en exemple le diabète, l’hypertension artérielle, l’asthme.
Les pressions importantes au travail peuvent favoriser des maladies chroniques et professionnelles. Le stress provoque la libération d’hormones qui perturbent l’équilibre de l’organisme, augmentant la fréquence cardiaque et la fréquence respiratoire, la production de glucose et causant une tension musculaire accrue.
Après avoir vécu une période de stress intense, il est primordial pour la personne de se relaxer afin de permettre à son organisme de retrouver son métabolisme de base. Si d’un côté, il lui est impossible de prendre du temps pour récupérer, et d’un autre côté, si la personne est constamment soumise à des pressions au travail, cela peut avoir des répercussions immédiates et futures sur sa santé. Les effets immédiats peuvent être la diarrhée, la constipation, les ulcères, tandis que les conséquences à long terme pourraient inclure les cardiopathies, l’hypertension artérielle, le diabète, une baisse de l’immunité qui favorise la survenue de diverses pathologies, de l’anxiété, des difficultés de concentration pouvant augmenter les risques d’accidents au travail, etc.
Une santé mentale fragile expose davantage aux maladies chroniques et accroît également le risque d’accidents de travail et le développement de maladies professionnelles.
AIP : Comment peut-on déterminer si une personne dans notre milieu professionnel est affectée sur le plan psychologique ?
Dr Adouko Patricia : On peut identifier le stress au travail en observant le comportement des individus. Par exemple, des personnes qui étaient initialement très enthousiastes dans leur environnement de travail peuvent commencer à montrer des signes de détresse. Elles peuvent se replier sur elles-mêmes, s’isoler de plus en plus, et leur productivité peut diminuer. Elles peuvent également se désintéresser des activités de l’entreprise. Certaines personnes expriment leur malaise par des plaintes, tandis que d’autres gardent leurs sentiments pour elles. Parfois, elles peuvent s’absenter du travail en déposant des arrêts de travail, même si elles sont physiquement présentes, elles peuvent être mentalement absentes.

AIP : Quelles sont les causes sous-jacentes des problèmes de santé mentale en milieu professionnel ?
Dr Adouko Patricia : Les problèmes de santé mentale peuvent avoir des origines personnelles, comme provenir des difficultés familiales, ou professionnelles, comme des conflits d’équipe ou un style de gestion inapproprié. L’intensité de la charge de travail et le temps de travail sont des facteurs majeurs de stress. Une charge de travail excessive ou un temps de travail insuffisant peuvent entraîner des problèmes psychologiques et perturber l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.
Certains postes qui manquent d’autonomie peuvent avoir un impact négatif sur la santé mentale des travailleurs.
Des relations sociales dégradées au travail peuvent également avoir des conséquences néfastes sur la santé mentale. Les conflits de valeurs au travail peuvent perturber l’équilibre mental d’un individu.
L’incertitude quant à la stabilité de l’emploi peut engendrer des problèmes de santé mentale. Un déséquilibre entre ces deux sphères peut également contribuer aux problèmes de santé mentale des individus.
AIP : Pour ceux qui exercent des métiers exigeants, où l’activité est constante, comment éviter de développer des maladies professionnelles ?
Dr Adouko Patricia : Pour ceux qui se trouvent dans des situations stressantes, il est essentiel de préserver leur santé mentale en planifiant efficacement leurs tâches. De plus, il est crucial de communiquer avec leurs supérieurs hiérarchiques si la charge de travail semble excessive. Cette démarche vise à obtenir soit une assistance supplémentaire, soit l’aménagement du poste de travail en tenant compte des capacités de la personne.
Par exemple, pour un journaliste, chaque jour implique des rencontres parfois tendues, mais la ponctualité et la collecte d’informations vraies doivent être constamment au rendez-vous. Il est impératif de planifier les interventions, de demander de l’aide quand c’est nécessaire, de trouver du temps pour répondre aux besoins de son corps, à savoir, avoir une alimentation saine, se reposer suffisamment, faire du sport, trouver du temps pour sa famille. Il est important de trouver du temps, que ce soit chaque jour ou chaque semaine, pour libérer les émotions accumulées afin de se sentir bien dans sa peau et dans sa tête.
AIP : Dans notre vie quotidienne, il est fréquent d’entendre dire que la pratique sportive contribue à soulager le stress. Confirmez-vous cette affirmation ?
Dr Adouko Patricia : En effet, le sport permet de réduire et d’évacuer le stress. Lorsque nous sommes stressés, notre corps produit des toxines qui, si elles ne sont pas éliminées, peuvent se loger dans différentes parties de notre corps et favoriser l’apparition de diverses maladies. La pratique régulière d’une activité sportive aide notre corps à éliminer ces toxines.
De plus, il est important de maintenir une alimentation équilibrée, ce qui signifie intégrer des fruits et des légumes à notre régime alimentaire quotidien. Il est également essentiel de boire suffisamment d’eau, car elle joue un rôle crucial en hydratant notre corps et en aidant à réduire le niveau de stress. Toutes nos cellules sont principalement composées d’eau, ce qui en fait un élément essentiel pour soutenir le fonctionnement de notre organisme. Dans un climat chaud, la déshydratation peut survenir facilement, il est donc nécessaire de veiller à fournir à notre organisme la quantité adéquate d’eau dont il a besoin.
AIP : Quels sont les enjeux de la santé mentale au travail, tant pour les employés du secteur public que pour ceux du secteur privé, ainsi que pour les entreprises elles-mêmes ?
Dr Adouko Patricia : La santé mentale est définie par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme un “état de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté”. Elle est essentielle pour la survie des entreprises du secteur privé et public. Un employé en bonne santé mentale est capable d’exécuter ses tâches professionnelles, de maintenir des relations harmonieuses avec ses collègues, de participer activement aux activités de l’entreprise et de ressentir une satisfaction personnelle à cet égard.
Les entreprises qui investissent dans la promotion de la santé mentale de leurs employés constatent généralement une amélioration de leur rendement, une réduction de l’absentéisme et un renforcement de leur réputation en tant qu’employeur responsable. Par conséquent, la santé mentale au travail représente un enjeu majeur pour les travailleurs, les entreprises et la société dans son ensemble, et elle mérite une attention constante et des efforts pour la promouvoir et la protéger.
AIP : Il semble que le stress et les diverses formes de violence sont en augmentation constante dans le contexte professionnel. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Dr Adouko Patricia : Le stress au travail est de plus en plus présent en raison de la mondialisation et des transformations profondes du monde du travail. Les facteurs contributifs comprennent les exigences accrues liées aux tâches professionnelles, le déséquilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle, l’essor technologique, et l’émergence de nouvelles modalités d’emploi.
Les violences, notamment morales, sont de plus en plus présentes dans les entreprises. Elles peuvent provenir des collègues de travail ou de personnes extérieures à l’entreprise.
Le stress et la violence au travail peuvent entraîner des troubles psychologiques tels que la perte de confiance en soi, la dépression, l’anxiété, le burn-out (qui est un état de fatigue intense et de grande détresse causé par le stress au travail), et même des troubles psychotiques. Ils peuvent également causer des problèmes de santé physique, comme des maladies cardiaques, des problèmes cutanés, des troubles digestifs, et même des cancers.
Il est donc primordial de prendre en compte ces enjeux de santé mentale et de bien-être au travail, tant pour les individus que pour les entreprises, afin de mettre en place des mesures visant à prévenir et à atténuer ces problèmes.
AIP : Quelles sont les actions que vous entreprenez pour lutter efficacement contre le stress et les violences en milieu professionnel ?
Dr Adouko Patricia : Pour lutter efficacement contre le stress et les violences en milieu professionnel, nous nous consacrons à la sensibilisation et à la promotion du bien-être au travail. C’est ce qui motive mon engagement dans l’organisation du Forum Santé et Mieux-Être au Travail (SMET). Parfois, un simple mot de remerciement de la part de la direction peut suffire à raviver l’engagement des collaborateurs.
Nous menons des campagnes de sensibilisation pour attirer l’attention des chefs d’entreprise sur l’importance d’organiser le travail de manière à minimiser le stress. En tant que professionnel de la médecine du Travail et Secouriste en Santé mentale, nous mettons un accent particulier sur la sensibilisation des chefs d’entreprise. Notre objectif est de les encourager à structurer le travail de leurs employés de manière à fournir les conditions nécessaires au maintien d’une bonne santé mentale, afin d’obtenir des résultats professionnels excellents.

AIP : Quels sont les programmes ou les mesures mises en place par le ministère de la Santé publique et de l’Hygiène afin d’apporter des solutions aux problèmes de santé mentale dans le milieu professionnel ?
Dr Adouko Patricia : En effet, le Programme national de santé mentale (PNSM) joue un rôle crucial dans la gestion de ces problèmes. En complément du ministère de la Santé, de l’hygiène publique et de la Couverture maladie universelle, le ministère de l’Emploi et de la Protection sociale intervient également pour le bien-être des travailleurs. Au sein de ce ministère, la Direction de la Santé et de la Sécurité au travail ainsi que les Inspections du Travail jouent un rôle de surveillance et d’accompagnement. Nous avons également la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale qui intervient également par les actions menées par sa Direction de la Prévention et de la Promotion de la Santé Sécurité au Travail.
Il est prévu d’organiser un forum sur la santé psychologique en octobre 2023. En tant que professionnel de la médecine du travail et de la santé mentale, j’ai constaté que ce sujet est peu abordé dans notre environnement africain. Souvent, les individus souffrant de troubles mentaux sont stigmatisés comme étant faibles, alors qu’en réalité, tout le monde peut connaître des problèmes de santé mentale à un moment donné de sa vie.
C’est pourquoi, nous pensons qu’il est essentiel de mettre l’accent sur la santé mentale, car même avec toutes les compétences professionnelles, si notre santé mentale n’est pas préservée, nous ne pouvons pas être des travailleurs efficaces, des chefs de famille accomplis, ou de bons parents. En fin de compte, notre bien-être mental est à la base de tout ce que nous entreprenons dans la vie.
AIP : Quels conseils pourriez-vous prodiguer aux travailleurs pour qu’ils préservent leur santé physique et psychologique, notamment dans le contexte actuel de coût de la vie élevé ?
Dr Adouko Patricia : Pour préserver leur santé physique et psychologique, il est essentiel que les travailleurs soient à l’écoute de leur corps. Prendre du repos lorsqu’on se sent fatigué, plutôt que de s’épuiser, est crucial. Il faut également trouver du temps pour se détendre et se ressourcer.
Il est recommandé de pratiquer régulièrement une activité physique, de préférence en plein air. L’exercice favorise la libération d’endorphines, qui sont des hormones du bien-être, et il contribue à réduire le stress.
Il est important de maintenir un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Les travailleurs doivent éviter de ramener leurs soucis professionnels à la maison et de les laisser envahir leur temps de loisirs. Prendre du temps pour la famille, les amis et les activités de loisirs est essentiel pour préserver son équilibre mental.
En ce qui concerne le coût de la vie élevé, il est important de gérer ses finances de manière responsable. Établir un budget, épargner régulièrement et éviter les dépenses inutiles sont des stratégies essentielles pour faire face à ces défis financiers.
Il est également recommandé de demander de l’aide en cas de besoin. Si un travailleur se sent dépassé par le stress ou les problèmes financiers, il ne doit pas hésiter à consulter un professionnel de la santé mentale ou un conseiller financier. Il existe des ressources et des services disponibles pour aider les individus à faire face à ces défis.
AIP : Un mot de conclusion ou des recommandations finales ?
Dr Adouko Patricia : La santé mentale au travail est un enjeu majeur pour les travailleurs, les entreprises et la société dans son ensemble. Il est essentiel que les employeurs mettent en place des mesures visant à promouvoir la santé mentale de leurs employés et à prévenir les problèmes de stress et de violence en milieu professionnel. Les travailleurs doivent également être conscients de l’importance de prendre soin de leur santé mentale et physique et de trouver un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Enfin, il est crucial que les gouvernements et les institutions de santé publique soutiennent les efforts visant à promouvoir la santé mentale au travail et à fournir des ressources pour aider ceux qui en ont besoin. Ensemble, nous pouvons créer un environnement de travail plus sain et plus équilibré pour tous.
Encadré
La deuxième édition du Forum Santé et mieux-être au travail (SMET) se tiendra du jeudi 05 octobre au vendredi 6 octobre 2023, à Abidjan, autour du thème « La santé psychologique au travail : quels enjeux pour l’entreprise ? »
L’objectif de ce forum est de promouvoir la nécessité de prise en compte de la santé mentale dans le management des entreprises.
Selon l’expert en santé et mieux-être au travail, Docteur Adouko Patricia, dans le monde, 82% des dirigeants souffrent de stress, 51% songeaient à démissionner et 70% disaient que le facteur principal du stress était lié à la charge de travail. Une étude réalisée en Côte d’Ivoire a révélé que 54% des travailleurs souffraient de stress.
Au nom du ministre de la Santé, le directeur coordonnateur du Programme national de santé mentale (PNSM), Pr Koua Asseman Medard a salué l’initiative de la deuxième édition du SMET, qui s’inscrit dans « une collaboration du secteur privé et public pour la santé et le bien-être du travailleur ».
Selon Docteur Adouko, la santé psychologique d’un individu dépend à 52% de l’environnement, 23% des habitudes de vie, 17% des soins médicaux et 8% de l’impact des gènes.
Il est impératif que les managers et salariés encouragent la santé mentale au travail en améliorant l’environnement et les habitudes de vie, ce qui permettra de répondre aux besoins physiologiques, besoins de sécurité, d’appartenance, d’estime et d’accomplissement du travailleur.
La journée mondiale de la santé mentale se tiendra le 10 octobre 2023, note-on.
(AIP)
eaa/tm